CHAPITRE IX

De toute façon, les hypothèses imaginables à partir du fantastique événement de Larchéol étaient trop diverses, trop incertaines aussi pour qu’une décision puisse être prise sans en avoir d’abord référé au professeur Brag n’Var. Tout acte susceptible d’entraîner des circonstances irréversibles devait être approuvé par lui. Reg rédigea un court billet, l’enferma dans une capsule qu’il projeta au travers de la Porte.

— C’est encore la nuit chez nous en ce moment, l’urgence n’est pas telle que nous devions troubler son sommeil. Il trouvera l’appel au matin à son arrivée dans le labo, c’est-à-dire au milieu de l’après-midi ici et ne tardera pas à venir. Je préfère que nous lui fassions notre rapport dans le cadre local, il n’en réalisera que mieux l’importance des faits en fonction du milieu.

Effectivement le savant jihien se matérialisa entre les armoires vers cinq heures et, en le voyant apparaître, Shann battit des mains avec admiration. Jouant le jeu avec bonne humeur, Brag n’Var avait revêtu un splendide costume galansien auquel rien ne manquait : ni la perruque poudrée, ni l’épée, ni les minuscules éperons dorés au talon des bottes vernies.

— Oh ! patron, vous êtes magnifique ainsi ! Si j’étais une noble dame de la cour, je tomberais immédiatement amoureuse de vous !

— Hé là ! Shann, modérez vos ravages ! Vous avez déjà réduit à l’esclavage ce pauvre Amory, cela doit vous suffire. Je ne tiens pas à devenir pour lui un objet de jalousie, il me provoquerait en duel et je serais bien incapable de me servir de ce morceau de ferraille qui pend à ma ceinture et me gêne pour marcher… Erm’hon a pensé que j’assimilerais mieux votre récit au sein de l’ambiance indigène, j’ai suivi son conseil, au point de mettre ce costume ! Et maintenant, de quoi s’agit-il ?

Après un bref rappel de la situation générale, Reg repassa l’enregistrement de la nuit de Larchéol. Le professeur assista au déroulement avec un intérêt soutenu, ralentissant plus d’une fois la cadence jusqu’à la bloquer complètement en certains points.

— Remarquablement passionnant.

— Si vous le voulez bien, patron, émit Shann, nous serons certainement plus confortables pour en discuter ailleurs que dans cet incommode réduit. J’ai fait préparer un goûter dans le salon du rez-de-chaussée, ce sera votre petit déjeuner, et vous serez mieux au sein de ces lambris dorés, de ces lustres à pendeloques et de ces miroirs verdâtres pour apprécier le contraste avec ce que vous venez de voir.

Brag n’Var se carra dans un grand fauteuil de style dont le dossier trop étroit et les accoudoirs trop sculptés s’avéraient résolument hostiles à toute tentative de relaxation, huma la tasse de chocolat crémeux que lui tendait Shann.

— Attention, patron, cette vaisselle est fragile.

— Vous devriez quelquefois visiter nos musées, jeune fille. Vous y découvririez que l’art de la porcelaine fait aussi partie de notre passé parallèle. Pour en revenir à l’incident que vous venez de faire revivre devant moi, je dois reconnaître qu’en effet…

Il ne put aller plus loin, une soubrette venait d’ouvrir la porte du hall et s’avançait, réprimant avec un remarquable souci de bienséance son étonnement à la vue du convive inconnu.

— Je prie Madame la comtesse de m’excuser, mais Madame la marquise d’Aupt vient d’arriver à l’hôtel et demande à être reçue, ainsi que mademoiselle de Sainval. J’ai cru de mon devoir de venir aussitôt l’annoncer à Madame.

— Tu as très bien fait, répondit Shann en enregistrant l’accord silencieux du professeur. Conduis-les ici.

Une minute plus tard les deux jeunes femmes apparaissaient et, dès le seuil, s’arrêtaient toutes confuses.

— Je suis impardonnable d’avoir ainsi forcé votre porte ! s’exclama Ewie. Je ne me le serais jamais permis si j’avais su que vous aviez de la compagnie.

— Vous auriez eu grand tort, répondit Shann en s’avançant vers elle et en l’embrassant. Vous ne sauriez être de trop dans ce qui n’est qu’une réunion de famille. Je vous présente mon oncle, le comte Bragard qui nous a fait la joie de nous rendre visite aujourd’hui.

— Votre oncle ? Celui qui…

— Non. Pas celui des émeraudes. Le pauvre cher homme est mort, vous le savez.

— Ma nièce et mes neveux ont beaucoup d’oncles, fit le professeur en saluant avec aisance, et notre lignée est très unie… J’ai beaucoup entendu parler de vous ainsi que de demoiselle Viona. Croyez que je ne serais pas reparti de Lutis sans vous présenter mes hommages à l’une et à l’autre.

— Par le Cosmos ! pensa Reg. Quand je songe qu’il m’a fallu des heures à moi pour devenir un Galansien présentable

Le tout nouveau comte de Bragard se révélait en effet mondain jusqu’au bout des ongles. Ce fut lui qui, avec une parfaite urbanité, installa et mit à l’aise les visiteuses.

— Je devine que votre venue n’est pas dictée par la simple politesse, fit-il après avoir satisfait au rite des convenances. Vous pouvez parler librement devant moi et dire à Régis et Amory ce que vous désiriez leur dire. Si les conseils de mon expérience peuvent aider, je suis à votre disposition comme à la leur.

— J’aurais voulu que ce fut pour annoncer une bonne nouvelle, mais ce n’est pas le cas, hélas !

— Est-ce si grave ? sourit Shann.

A partir de cet instant, Amory allait vivre une expérience nouvelle pour lui et pourtant il s’adapta instantanément sans effort et même avec une intense exaltation intérieure. Il s’était déjà accoutumé à l’échange silencieux de la télépathie, il découvrait maintenant que le phénomène pouvait s’accompagner d’un véritable dédoublement du cerveau, qu’il pouvait simultanément soutenir deux conversations, l’une de vive voix avec les deux Galansiennes, l’autre inaudible avec ses camarades sans que la première ne se mélange à la seconde ni ne la brouille. Ce double processus était logique puisque les zones encéphaliques en jeu – cortex et thalamus – étaient indépendantes mais son parallélisme absolu ne peut être rendu que très imparfaitement puisque les deux perceptions, les deux raisonnements et les deux réponses se déroulaient en même temps et non successivement.

Ewie : En deux mots, de Mazrich vient de décider de nommer le comte de Dénébole Second Chancelier. Il lui confère ainsi la fonction la plus élevée après la sienne. La proclamation officielle aura lieu dans dix jours à l’occasion de l’anniversaire du roi.

Shann : Récompense du service rendu à Larchéol ? J’étais sûre qu’il agissait dans un but personnel et non par dévouement pour l’État !

Brag n’Var : Naturellement… Quelles sont exactement les prérogatives d’un Second Chancelier ?

Ewie : Je ne les connais pas très bien, car il y a encore peu d’exemples dans l’histoire mais je sais que le premier ministre conserve la direction des affaires militaires ou étrangères tandis que son adjoint s’occupe de l’administration et de la police. Il devient aussi le successeur désigné à la tête du gouvernement dans le cas de maladie grave ou de décès de son chef. Même sans aller aussi loin, vous comprenez que vous et nous aurons désormais tout à craindre de cet homme !

Reg : Maître de la police et ensuite… De Mazrich a signé son arrêt de mort ! Mais le roi ?

Viona : Oh ! le roi…

Amory : Le roi ne fait que parader au milieu de sa Cour. Il n’a aucun pouvoir réel. Ce maudit Dénébole serait le vrai maître de Galans !

Un sorcier noir prenant en mains les rênes du gouvernement ! Je n’ai peut-être plus d’attache dans ce pays mais une pareille chose me révolterait. Je préférerais le tuer de ma propre épée.

Brag n’Var : Le problème est justement de savoir si nous avons le droit d’intervertir. Vous craignez qu’il ne se serve de sa nouvelle puissance pour liquider ses comptes personnels ?

Ewie : Ce sera la première chose qu’il fera. Viona sera sa victime ainsi que son père, et moi aussi, il me déteste. Mais vous, surtout ! Il vous a voué une haine mortelle. Et si le Grand Chancelier tente de s’opposer à ses projets, il l’empoisonnera pour se débarrasser de lui !

Reg : Il découvrira peut-être avant que ce n’est pas si facile de s’en prendre à nous et à nos amis. Tu as bien fait de nous prévenir… Patron, il faut absolument agir. Cet individu détient des secrets hors de son époque. Il s’en servira pour faire le mal. Notre loi nous interdit de modifier une évolution mais non de la protéger en pareilles circonstances. C’est précisément ce Dénébole qui risque de la bouleverser et de commettre ainsi le crime irréversible !

Brag n’Var : Si la menace se précise, mesdames, vous serez protégées. Nous vous emmènerions au besoin dans un lieu où il ne pourrait vous atteindre. Cet enregistrement de Larchéol est en effet inquiétant. Si le personnage est bien l’auteur de la destruction de la flotte, le moins que l’on puisse dire est qu’il est décalé temporellement…

Amory : Vous viendriez dans nos montagnes, où même une armée serait impuissante à nous assiéger. Professeur, Reg a raison. Ce n’est pas seulement un ambitieux, c’est l’ennemi d’une race. Qui sait où il déchaînera la foudre la prochaine fois et jusqu’à tout détruire pour devenir le maître de ce monde !

Shann : Ce serait une véritable partie de vacances ! Cependant nous avons encore dix jours et peut-être d’ici là… Oh ! patron, laissez-nous agir ! Une toute petite crise cardiaque, par exemple

Viona : Je n’ai pas peur de lui. Je sais qu’auprès de vous je n’ai rien à craindre.

Brag n’Var : Vous pouvez avoir confiance. Il faut que nous soyons absolument sûrs. Vous avez eu l’occasion de visiter son hôtel, je crois ?

Reg : Lors du sauvetage de Viona, c’est exact. Malheureusement, nous n’y avons rien décelé d’anormal. Ewie, je te conjure de te tranquilliser, tant que nous serons là, tu ne risqueras rien.

Amory : Il n’y avait effectivement rien dans son domicile de Lutis mais il est possible qu’ailleurs… Où se trouve Dénébole en ce moment ?

Ewie : Il a quitté la ville pour prendre un repos bien mérité après son exploit. Il possède un grand château à dix lieues, non loin de Mollond d’ailleurs, et il y va souvent. C’est une demeure assez mystérieuse, entourée d’un parc boisé enfermé de hauts murs. Il n’y reçoit jamais personne et des légendes courent le pays à son sujet. On prétend qu’il s’y enferme seul pour faire commerce avec le diable.

Reg : Il a certainement besoin de se réfugier dans un abri sûr avant sa promulgation, il a suscité beaucoup de jalousies autour de lui. Amory et moi irons là-bas tous les deux. Nous y trouverons bien un indice positif qui lèvera le doute.

Brag n’Var : De toute façon, son éloignement momentané nous laisse le temps de réfléchir. D’accord, mais soyez très prudents. Si vous découvrez une preuve matérielle, vous serez libres d’agir, mais surtout qu’il n’y ait aucune anomalie dans votre conduite et pas de témoin non plus, même une jolie fille…

Amory : En matière d’anomalie, c’est lui qui a commencé et devant dix mille spectateurs. Mais nous nous comporterons discrètement et quant à nos deux protégées, elles ne sauront jamais rien. Viona, vous devriez repartir à Mollond sans tarder. Il nous sera plus facile de vous rejoindre là-bas le cas échéant. Votre cher Amyot pourrait vous accompagner pour veiller sur vous ?

Viona : Je suis sûre qu’il viendra, il est justement en congé ces jours-ci.

Reg : Excellente idée puisque nous aussi nous serons dans les parages. Nous serons en effet plus tranquilles. Et toi, Ewie ?

Ewie : Je me tiendrai prête, mais pour le moment, je préfère rester à Lutis tant que Shann y sera elle-même.

Shann : Bien sûr, c’est encore moi qui vais jouer les pauvres abandonnées et les consolatrices… Vous savez que vous êtes ici chez vous, nous nous tiendrons compagnie si nos cavaliers s’amusent à courir la prétentaine.

Brag n’Var : L’important est que toutes les dispositions soient prises pour le cas où il serait nécessaire de se défendre, mais je suis persuadé que tout ira bien. Quant à moi, je ne fais que passer aujourd’hui, mais si je puis être utile, n’hésitez pas. Vous deux, faites très attention, ne m’obligez pas à regretter l’autorisation que je viens de vous donner.

 

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* *

 

Les hésitations de Brag n’Var pouvaient paraître tatillonnes et quelque peu obsolètes, mais Reg les comprenait parfaitement et Amory lui-même les admettait sans se rebeller ; la loi de respect des évolutions planétaires autonomes faisait partie de son nouvel acquit mémoriel et lui semblait évidente. Toutefois cette loi paraissait facile à appliquer : ne rien faire qui puisse apparaître comme supranormal aux yeux des indigènes et qui risque d’être interprété comme une manifestation divine ou démoniaque car cette « révélation » entraînerait un bouleversement des concepts religieux formant le substratum même de la société, plus une brutale et probablement sanglante déviation du devenir racial. Au même titre il ne pouvait être question de minimiser les conséquences d’une démonstration spectaculaire en expliquant les principes technologiques sur lesquels elle reposait ; le progrès scientifique est continu et ne peut faire de saut. Tous les paliers intermédiaires doivent être franchis un à un, chaque erreur poursuivie et approfondie jusqu’à ce qu’elle donne naissance à une autre erreur plus proche de la vérité. A six ou sept siècles de distance temporelle, les notions de structure moléculaire, d’ionisation, de gradients de potentiel, d’équivalence matière-énergie-rayonnement, étaient résolument banales pour un Jihien. Pour un Galansien, seul Dieu ou Satan étaient capables de manier la foudre ; cette attitude mentale était la seule possible et Dénébole le savait bien, qui avait si remarquablement orchestré sa mise en scène en profitant du passage d’un système nuageux peut-être d’ailleurs artificiellement provoqué par un ensemencement. Nul ne pouvait croire à autre chose qu’à un très violent orage envoyé par le Seigneur en réponse à ses prières, et il était tout bonnement un très saint homme. Il avait donc su dissimuler sa maîtrise d’une technologie relativement avancée, mais d’où la tenait-il ? Là se situait véritablement le fond du problème. S’il était arrivé aussi loin par le seul moyen de ses propres facultés intellectuelles, il était un génie comme l’histoire de chaque civilisation en voit apparaître parfois et alors il devenait intouchable. Il était un précurseur, un facteur de mutation prévue par le destin. Peu importaient le caractère et la moralité de ses actes, il avait le droit de satisfaire son ambition à n’importe quel prix, la résultante demeurerait conforme à l’évolution ; le bien et le mal ne peuvent être jugés sur des circonstances actuelles mais seulement sur des conséquences très lointaines. Par contre, s’il représentait un facteur étranger, un agent externe inséré dans l’organisme social pour le dominer, le modifier et lui imposer une route différente de celle qu’il devait parcourir, alors c’était lui qui violait la loi et devait être neutralisé comme n’importe quel germe pathogène.

— Ma conviction est déjà faite à ce sujet, il ne nous reste plus qu’à satisfaire à l’éthique en apportant la preuve qui nous justifiera. Je suis sûr que nous la découvrirons là-bas. Bien que nous disposions encore de plus d’une semaine avant que ce Dénébole soit investi des pleins pouvoirs et devienne réellement dangereux, j’estime que nous n’avons pas un instant à perdre. Nous partirons dès ce soir afin de commencer nos investigations au milieu de la nuit.

— Mais, objecta Shann, il doit se trouver là-bas en ce moment, d’après ce que nous a dit Ewie.

— Je l’espère bien ! Nous nous infiltrerons de façon à ne pas lui donner l’éveil, et si nos soupçons, non, notre certitude se vérifie, nous profiterons de sa présence pour le mettre hors d’état de nuire aussitôt. Tu ne voudrais quand même pas que nous le liquidions à Lutis en présence de toute la cour ? Le patron a bien précisé : sans témoins !

— Un parc interdit entouré de hauts murs, murmura Amory.

— Je fais un saut de l’autre côté de la Porte et je prendrai de quoi parer à ce détail. Comme par ailleurs nous avons conservé nos neurolyseurs, l’obstacle humain ne comptera pas beaucoup.

— Tu n’as pas oublié qu’Ewie doit revenir ce soir pour te retrouver ? rappela Shann. Que lui dirai-je ?

— Une partie de la vérité. Nous sommes partis pour étudier le meilleur moyen de la protéger. Offre-lui l’hospitalité et tiens-lui la main jusqu’à ce qu’elle s’endorme.

Le biologiste jihien passa dans le cabinet aux armoires, revint quelques minutes plus tard sans que rien dans son apparence extérieure ne semble modifié : l’épée et la dague qui pendaient à sa ceinture n’avaient pas été remplacées par des armes futuristes et sophistiquées.

— Allons seller nos chevaux et en route !